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Taurus article on Libra in the magazine Denaris

"Fort du constat que 1,5 milliards de personnes dans le monde ne sont pas bancarisées, le but officiel de Libra est de «rendre leur autonomie à des milliards de personnes"
Taurus article on Libra in the magazine Denaris

Taurus has contributed to the magazine of the Swiss Association of Asset Managers with an article on Libra (en Français pour une fois). Bonne lecture !


Blockchain, Libra, Genève: à l’aube d’une révolution?

Lamine Brahimi et Sébastien Dessimoz, cofondateurs Taurus SA (1)

Le 18 juin 2019, le Genevois David Marcus, membre de la direction de Facebook et ancien Président de Paypal, a dévoilé les contours du projet blockchain («Libra») du réseau social aux 2,4 milliards d’utilisateurs. Est-ce que le projet Libra rendra vraiment l’autonomie à ses utilisateurs ou renforcera surtout l’hégémonie de Facebook?

«Fort du constat que 1,5 milliards de personnes dans le monde ne sont pas bancarisées, le but officiel de Libra est de «rendre leur autonomie à des milliards de personnes»2. Est-ce que ce projet a seulement le but de renforcer l’hé- gémonie de Facebook? Quels genres de risques pose-t-il aux gouvernements et banques centrales? Ou est-ce une initiative désintéressée d’inclusion financière? Quelles opportunités pour la Suisse et Genève? Cet article essaye de brièvement répondre à ces points.

Point de départ: Facebook, une plateforme de publicité

La croissance de Facebook a été remarquable ces dix dernières années. Avec plus de 2 milliards d’utilisateurs et une capitalisation boursière de plus de 500 milliards de dollars américains, Facebook fait partie des cinq sociétés les plus importantes au monde. Cela étant, un certain nombre de points d’attention sont à noter:

  • Facebook est une plateforme de publicité: 99 pour cent des revenus proviennent de cette unique source (les paiements comptaient pour 15 pour cent il y a cinq ans).
  • 75 pour cent des revenus proviennent du monde occidental (États-Unis, Canada et Europe).
  • La pénétration en Afrique et Asie n’est que de, respectivement, 12 pour cent et 17 pour cent alors que 5,7 milliards de personnes y vivent (76 pour cent de la population mondiale).
  • 1,5 milliards de personnes dans le monde n’ont pas de compte bancaire.

Ces éléments nous font croire que le projet Libra répond tant à un besoin réel d’inclusion financière qu’à une volonté, voire une nécessité, de diversifier et accroître le chiffre d’affaires de Facebook dans les pays émergents et dans le domaine du e-commerce. David Marcus a lui- même confirmé que le but de Facebook n’est pas tant de charger des frais de paiement que d’augmenter ses reve- nus en rendant sa plateforme encore plus attractive pour les activités e-commerce.

Qu’est-ce que Libra, quelle est sa gouvernance, comment fonctionne-t-il?

  • Sur le plan technologique, Libra n’apporte rien de révolutionnaire par rapport aux autres protocoles existants, mais nous pensons que les choix technologiques effectués sont judicieux. Sans entrer dans les détails, l’architecture définie permet notamment d’assurer une vitesse et une performance largement supérieures à celles des protocoles existants (1000 transactions par seconde par rapport à 5–15 pour Bitcoin ou Ethereum).
  • Sur le plan de la gouvernance, il est prévu que Libra soit géré par une association de droit suisse basée à Genève. Le but de cette association est de superviser le développement technologique de Libra et de gérer ses réserves de change. Le cercle initial des fondateurs de Libra inclut aujourd’hui 28 sociétés dont Visa et Mastercard. Il est prévu d’étendre celui-ci à 100 sociétés et que le poids du vote de Facebook ne représente qu’1 pour cent du total. Cette dernière décision en matière de gouvernance, ainsi que le choix de la Suisse, pays neutre, et de Genève, chef-lieu d’organisations internationales de premier rang, semblent également judicieux de prime abord.

«Notre mission est de donner aux gens le pouvoir de construire des communautés et de rapprocher le monde.» - Facebook

  • Sur le plan économique, Libra fonctionnera avec deux jetons:

i) le Libra Investment Token qui sera détenu exclusivement par les membres de l’association qui contribuent pour leur majorité à hauteur de 10 millions de dollars chacun.

ii) le Libra Coin. Ce dernier, le plus intéressant, sera adossé à un panier de monnaies et d’actifs liquides qui fera office de collatéral. C’est ce jeton qui est supposé être utilisé partout dans le monde par toute personne identifiée et disposant d’un Wallet compatible.

  • L’association gèrera les réserves qui incluront principalement des obligations à court-terme libellées en USD, GBP, EUR et JPY. Contrairement aux cryptomonnaies classiques, le jeton Libra sera donc collateralisé 1 pour 1 par des actifs sélectionnés pour leur faible risque de contre-partie et leur faible volatilité. De plus, il sera possible à tout moment aux détenteurs de jetons Libra de les changer contre des monnaies officielles.
  • Sur le plan de la compétition, Libra est supposé proposer une alternative plus rapide et moins chère aux grands systèmes de paiement actuels. Les transferts entre individus seront gratuits alors que les paiements aux entreprises seront légèrement facturés. Les détails du système ne sont pas encore publics, mais cette tâche ne sera pas aisée dans les pays émergents où Libra fera face aux plateformes de paiement de dernière génération développées par Alipay et Wechatpay (3), et qui comptent déjà des dizaines de millions d’utilisateurs. Il n’est pas non plus exclu que des gouvernements créent eux-même leur propre stable coin.

Et maintenant?

Il n’y a aucun doute que Facebook possède les ressources pour créer et gérer un système de paiement mondial. David Marcus l’a fait dans le passé avec Paypal. Nous pensons cependant que le projet doit surmonter trois défis:

  • un défi d’ordre politique et réglementaire.
  • un déficit d’éducation car un grand nombre des décideurs ne comprennent pas le sujet.
  • un déficit d’image lié au statut de Facebook et ses manquements à la protection des données.

Nous nous concentrerons sur le premier point, qui est le plus important. En effet, aucun gouvernement ou banque centrale ne veut voir se créer, sans contrôle, un système de paiement parallèle posant un risque systémique. Sur le plan politique, une lettre datée du 2 juillet (4) du Comité sur les services financiers de la Chambre des représentants du Congrès américain a demandé à Facebook tout bonnement d’arrêter le projet. David Marcus a dû s’expliquer les 16 et 17 juillet dernier au cours d’un Hearing auprès de ce même comité.

Il y’a également passablement de confusion sur la nature du jeton Libra. Concrètement nous ne pensons pas que Libra créera une nouvelle monnaie et que les risques de ce point de vue sont nuls. Elle crée un outil dont la valeur dépend de monnaies et instruments existants, gérés par les banques centrales et gouvernements de tutelle. David Marcus a été clair sur le sujet, et il n’est dans l’intérêt d’aucun être doté de raison de se mettre à dos les gouvernements les plus puissants au monde. Nous voyons néanmoins deux risques à gérer en cas de succès majeur du projet.

Le premier est lié à la gestion des réserves de Libra – en cas de taille considérable: l’association pourrait être un débiteur important de certains gouvernements mentionnés plus haut. Il est important que les décisions éventuelles de rebalancement du portefeuille n’aient pas d’impact matériel sur les taux de change et les courbes des taux des pays concernés (notamment en cas de vente massive).

Le second est lié aux pays émergents: il est possible que la politique monétaire d’un pays soit substantiellement neutralisée si les populations locales se mettent à utiliser principalement le Libra au détriment de la monnaie du pays en question. Il est également théoriquement possible qu’une dévaluation importante ait lieu en cas de «rush» systématique vers le Libra.

Que nous réserve le futur? Difficile à prévoir, mais nous avions évoqué plusieurs scenarios dans notre papier publié le 12 juillet (3). Nous pensons que le scénario central devrait consister en un long processus de négociation auprès des instances américaines, suisses et supranationales (notamment auprès du G7).

Facebook n’aura pas d’autre choix que de démontrer qu’elle va respecter toutes les prescriptions réglementaires en la matière et de demander toutes les licences y relatives, y compris une licence bancaire si elle devait s’avérer nécessaire. Nous avions également évoqué dans notre analyse qu’un argument majeur visant à contrer toute velléité de blocage serait que la création d’un Libra bis par des acteurs provenant de pays ne partageant pas les mêmes valeurs pourrait poser un risque autrement plus important. L’argument veut que Libra, en collaborant avec toutes les autorités pertinentes et en étant surveillé par des régulateurs reconnus, pourrait constituer une protection plutôt qu’un risque. David Marcus n’a pas manqué de le rappeler lors de sa dernière prise de position écrite du 16 juillet (5).

Et la Suisse dans tout cela?

L’opportunité de pouvoir accueillir l’association Libra est évidemment exceptionnelle tant pour Genève que pour le pays. En cas de succès du projet, ce dernier va accroître l’attractivité de notre pays, stimuler l’innovation technologique et favoriser la création de nouveaux modèles d’affaires (et d’emplois) en Suisse basés sur la blockchain. Il est également possible que des champions globaux puissent être créés depuis la Suisse. Nos autorités politiques et réglementaires doivent donc s’engager de manière constructive avec les porteurs du projet Libra, en s’assurant que toutes les prescriptions réglementaires soient respectées. Elles devront également rassurer les régulateurs européens et américains car la compétition pour ce type de projet est mondiale et que certaines voix américaines perçoivent d’un mauvais œil l’établissement de Libra en dehors des frontières de l’Oncle Sam.


  1. société suisse active dans les actifs numériques
  2. «empower billions of people»
  3. voir détails dans notre article https://www.taurusgroup.ch/en/insights/taurus-view-on-libra
  4. https://financialservices.house.gov/news/documentsingle.aspx?DocumentID=404009
  5. https://www.banking.senate.gov/imo/media/doc/Marcus%20Testimony%207-16-19.pdf